Pour bien saisir la nature précise de leur intervention, nous devons d’abord insister sur le fait qu’ils sont très étroitement associés à Dieu dans la mesure où ils sont les vecteurs d’une véritable participation à Sa nature propre.
En ce sens, ils sont donc le lien privilégié à travers lequel Dieu agit dans le monde de la création en Se donnant pleinement à travers le ministère de l’homme. Nous pouvons donc en déduire que les Hayoth Ha Qodesh favoriseront le développement d’une faculté à se placer au service de Dieu dans une expérience de don de soi.
En outre, il est évidemment intéressant de considérer le nom hébreu employé par les kabbalistes pour les désigner. Il s’agit de l’expression Hayoth Ha Qodesh, une expression apparaissant explicitement dans la bible lorsque le prophète Ézéchiel relate une vision :
« Je vis soudain un vent de tempête venant du Nord, un grand nuage et un feu tourbillonnant avec un rayonnement tout autour, et au centre, – au centre du feu, -« quelque chose comme le Hashmal. Et au milieu l’image de quatre Hayoth; et voici leur aspect, elles avaient figure humaine. Chacune avait quatre visages et chacune quatre ailes. Leurs pieds étaient des pieds droits, la plante de leurs pieds étaient comme celle d’un veau et ils étincelaient comme de l’airain poli. Et des mains d’hommes apparaissaient sous leurs ailes des quatre côtés; et les quatre avaient leurs visages et leurs ailes. Joignant leurs ailes l’une à l’autre, elles ne se retournaient pas dans leur marche, chacune allait droit devant elle. Quant à la forme de leurs visages, elles avaient toutes quatre une face d’homme et une face de lion à droite, toutes quatre une face de taureau à gauche et toutes quatre une face d’aigle. Et leurs faces étaient telles et leurs ailes étaient déployées vers le haut; elles en avaient deux jointes ensemble, et deux recouvraient leur corps. Chacune alla droit devant elle; du côté où l’esprit dirigeait leur marche, elles allaient, sans se détourner dans leur vol. Quant à l’aspect des Hayoth, elles apparaissaient comme des charbons en feu, incandescents, comme des flambeaux; un feu circulait entre les Hayoth, et ce feu avait un rayonnement et du feu sortaient des éclairs. Et les Hayoth allaient et venaient, tel l’éclair. ».
– Ézéchiel, I, 4-14
Plus précisément encore, l’expression Hayoth Ha Qodesh (CheITh – YoD – VaV – TaV) (He–Qoph–VaV–Daleth–Shin) est une forme plurielle du terme Hayah HaQodesh (CheITh– YoD –He) (He–Qoph–VaV–DaLeTh – ShIN) Or r le terme Hayah signifie « vivre » et nous savons que la vie est précisément un don de l’Ineffable.
« Reconnaissez maintenant que c’est Moi, qui suis Dieu, moi seul, et nul dieu à côté de moi ! Que seul je fais mourir et vivre (Hayah)… »,
-Deutéronome XXXII, 39.
Il s’agit d’ailleurs d’un don qui se renouvelle à chaque instant de l’existence. Saint Irénée de Lyon écrira en ce sens :
« Ce n’est pas de nous, ni de notre propre nature que nous tenons la vie : elle nous est donnée, selon la grâce de Dieu. »
– Tresmontant, Claude, Le Problème de l’âme, Editions du Seuil, Paris, 1971.
Nous retrouvons aussi cette même croyance en Égypte antique où le pharaon, exemple de l’homme pleinement accompli, devait recevoir la vie des dieux, celle-ci lui étant transmise au niveau des narines. Cette image est d’autant plus intéressante qu’il était considéré comme étant un fils des dieux et que, malgré cela, la vie demeurait l’apanage de ceux-ci qui la lui transmettaient à chaque instant de son existence. C’est d’ailleurs pour cela que la plupart des temples égyptiens comportaient des bas-reliefs illustrant cette réception à la vie, la puissance de l’image assurant au pharaon le renouvellement permanent de ce don.
Dans une perspective analogue, Théophile d’Antioche écrivit :
« Dieu a fondé la terre par-dessus les eaux, lui a donné pour nourriture son souffle. C’est son haleine qui vivifie l’univers. S’il retenait en lui son souffle, l’univers s’effondrerait. C’est par ce souffle, ami, que tu parles, c’est par ce souffle que tu respires. Et tu ne le connais pas ! Cela provient de l’aveuglement de ton âme et de l’endurcissement de ton cœur. Mais si tu veux, tu peux guérir. Confie-toi au médecin, il opérera les yeux de ton âme et de ton cœur. Qui est ce médecin ? C’est Dieu qui guérit et qui vivifie par son Verbe et par sa sagesse… ».
– Deiss, Lucien, Printemps de la théologie, apologistes grecs du deuxième• siècle, Editions Fleurus, Paris, 1965.
Or ces paroles sont d’autant plus éloquentes que le verbe hébreu Hayah signifie également « guérir ». Ainsi, en assurant de plus en plus tangiblement le rayonnement de la puissance divine au sein du créé, les Séraphins sont porteurs de vie (ils permettent à Dieu d’insuffler la vie en toute créature), mais également de guérison (ils placent la créature en rapport de communion étroit et intime avec Dieu, un rapport qui s’était dangereusement perverti à la suite du drame de la Chute). Avec les lettres constituant le mot Ha Qodesh (He–Qoph–VaV–DaLeTh – ShIN), nous pouvons d’autre part former le terme HèQDésh (He–Qoph–DaLeTh–ShIN) désignant « l’administration du Temple ». Nous pouvons aussi extraire le mot (Qoph–DaLeTh–VaV– ShIN) qui, prononcé QaDoSh, signifie « saint » ou « sacré ».
« Parle à toute la communauté des enfants d’Israël et dis-leur : Soyez saints [QaDoSh] car je suis saint [QaDoSh], moi l’Éternel, votre Dieu. »
-Lévitique XIX, 2.
Et qui, prononcé Kiddouch, désigne la « sanctification » ou « la consécration ». Nous pouvons également constituer le terme Qadesh (Qoph–DaLeTh–ShIN) désignant « l’hiérodule » ou « le prostitué sacré » et sa forme féminine QadeshaH(Qoph–DaLeTh –VaV– ShIN– Hé) désignant « la prostituée sacrée ».
« IL y eut même des prostitués (Qadesh) dans le pays… »
-1 Rois KW, 24.
Enfin, nous trouvons la racine (ShIN– VaV–Qoph) à l’origine des verbes « abreuver », « faire déborder » ou « faire couler abondamment », ainsi que le terme (ShIN–Qoph–He) qui, prononcé ShiQaH, signifie « abreuver », « donner à boire » ou encore « arroser » ou « irriguer ».
« Il lui dit : « Donne-moi, je te prie, un peu d’eau à boite, j’ai soif 1 » Et elle ouvrit l’outre au lait, lui donna à boire (ShiQaH) et le recouvrit. »
-Juges IV, 19.
Or il est aisé de remarquer que tous ces termes se réfèrent à une même réalité : celle d’un être consacré à l’Ineffable exprimant Sa puissance de vie (Sa fécondité) qui abreuve, arrose ou irrigue le monde. À ce titre, l’image du prostitué sacré est très éloquente puisqu’elle désigne un être qui s’est donné à l’Ineffable, participant dès lors à Sa nature, intime et incarnant sa fécondité.
En effet, la prostitution sacrée est « le symbole d’une hiérogamie s’opérant généralement dans l’enceinte d’un Temple ou d’un sanctuaire et destinée à assurer la fertilité de la terre, des animaux, etc. […] Elle n’était pas qu’un rite de fécondité. Elle symbolisait l’union avec la divinité, et, dans certains cas, l’unité même des vivants dans la totalité de l’être, ou encore la participation à l’énergie du Dieu ou de la Déesse représentée par la prostituée. ».
– Chevalier, Jean, Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des Symboles, Robert Laffont, Paris, 1982
De nombreuses traditions religieuses témoignent de l’existence de ces hiérodules. Ainsi, « la prostitution religieuse, qui avait pour fonction d’honorer la déesse de la Fécondité et de la Vie, était très répandue au Proche et au Moyen Orient. D’abord attachée à tous les cultes des grandes déesses (Ishtar, Aphrodite ou Artémis d’Éphèse), on la considérait comme l’expression d’un don sacrificiel de soi, et de l’offrande de la femme à la divinité masculine (ou bien aux prêtres ou aux étrangers qui la représentaient), afin qu’elle y découvre son éros le plus profond et sa véritable identité en relation avec la divinité féminine qu’elle honorait. […]
De mêmes coutumes de prostitution sacrée existaient aussi en Inde, généralement reliées à la figure de la « Mère du monde » – qu’on l’appelât Kali, Adi-Shakti (« l’Énergie primordiale ») ou Ella Anima (« la Mère de tout ») – et se perpétuent jusqu’à nos jours, par exemple dans le culte de la déesse Yellamma dans le Karnataka en Inde du Sud. Il est à noter que, aussi bien au Proche qu’en extrême Orient, cette prostitution pouvait être pratiquée par des hommes travestis en femmes ou rituellement châtrés. ».
-Encyclopédie des symboles, Édition française établie sous la direction de Cazenave, Michel, La Pochothèque, Le livre de Poche, Paris, 1996.)
À travers l’image de l’hiérodule, nous retrouvons donc la fonction inhérente aux Séraphins consistant à amener l’individu à s’offrir à la divinité pour participer à Sa nature et l’incarner, dans le monde (assurant ainsi Sa présence au sein du créé). Dans cette perspective, Angelus Silesius écrivit :
« Le Séraphin est plus aimé de Dieu que le moucheron pour une seule raison : il s’abandonne. ».
Il est donc essentiel de bien saisir que si nous avons appris à contempler l’Ineffable en, s’approchant du Chœur des Ophanim (contempler étant lié à une disposition d’accueil), nous devons maintenant apprendre à nous donner, ce qu’est l’autre dimension de l’amour. Or se donner, c’est d’abord s’abandonner à l’autre. C’est d’ailleurs, à proprement parler, la première dimension de l’amour, le mouvement instigateur de tout amour. Ce n’est donc pas sans raison qu’Angelus Silesius écrivit :
« Dieu aime dans le Séraphin, il domine dans le Trône et il contemple dans le Chérubin. ».
Il écrira encore :
« Séraphin je suis, et dès ce terrestre séjour, si je laisse mon cœur devenir tout amour. ».
Si aux Trônes était associée la majesté (le « sérieux majestueux » d’Angelus Silesius) et si aux Ophanim était associée la sagesse contemplative, aux Hayoth Ha Qodesh sera donc associé le rayonnement divin.
Ainsi,
« Marcher, parler, chanter, respirer dans l’amour, écrit encore Angelus Silesius, c’est vivre en Séraphin la suite de ses jours. ».