Pour bien saisir la nature précise de leur intervention, nous devons d’abord insister sur le fait qu’elles sont très étroitement associées à l’archétype incarné par Vénus. Or cette planète évoque traditionnellement la force du désir qui nous conduit à nous ouvrir à l’autre pour participer (communier) à sa réalité, nous permettant dès lors de nous introduire dans la mouvance de l’amour. Nous pouvons donc en déduire que les Tarchichim suscitent fondamentalement un éveil de la force-désir qui nous conduira à nous introduire dans la mouvance de l’amour en initiant en nous un élan vers l’autre. Or ce rôle est particulièrement décisif dans la mesure où l’homme est, par nature, un être de désir, étant originellement inachevé. En effet, il est fondamentalement désir de plénitude, désir de bonheur, mais aussi désir d’Être, désir de Dieu.

 

L’événement de la Chute a cependant transformé ce désir d’Être (ce désir de Dieu) en désir d’avoir et d’avoir toujours plus. La Chute (l’incarnation) nous amena également à nourrir une infinité de désirs (en tant qu’éclatement du désir originel en raison d’un passage au registre de l’avoir). Ce désir de l’homme déchu fut dès lors condamné à un double échec. L’ultime mouvement du désir est effectivement de porter celui qui l’éveille vers l’autre. Devenu désir égocentrique, il s’oppose donc à son premier but, il se nie lui-même. Par ailleurs, il devint également recherche de satisfaction immédiate, niant à nouveau son but ultime, celui de porter l’homme au loin, de le tendre vers un ailleurs.

 

Par ce détournement vers le même et l’immédiateté, le désir devint évidemment porteur d’une néantisation du mouvement même dont il était vecteur par nature. C’est du reste sur ce postulat que repose la nécessité d’une conversion du désir telle qu’elle apparaît, par exemple, dans l’enseignement de cet homme éclairé que fut saint Bernard, abbé de Clairvaux. Il nous apprend effectivement la nécessité de réorienter le désir vers l’autre (et non vers nous-mêmes) dans une perspective d’être (et non d’acquérir), renonçant en outre à toute immédiateté qui condamne la possibilité d’être porté au loin et d’unifier ce désir en s’orientant surnaturellement vers l’unique.

 

Le désir devient dès lors désir de l’incréé et renonciation à toute quête tournée vers le créé dans l’expression d’une nouvelle volonté, celle-ci n’étant rien d’autre que le désir lui-même. La prière enseignée par le Sauveur prend dès lors un sens nouveau :

 

« Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. ».

– Matthieu VI, 10.

 

Le désir devient également force de ferveur pour le saint Abbé qui ne conçoit pas que l’on puisse se tourner vers Dieu sans chaleur ou sans enthousiasme. Il ne saurait donc être étranger à cette capacité de l’âme à être touchée, à chercher le beau, à s’attacher affectivement, à ressentir vivement et à vibrer fortement. Or nous voyons là des aspects fort caractéristiques des enjeux associés à Vénus. Il ne s’agit évidemment pas d’un sentimentalisme superficiel, d’une recherche de sensation pour elle-même ou d’une simple volonté de vibrer dans le sens d’un plaisir facile. Il s’agit plutôt de cette expérience fondamentale que les anciens associaient aux « délices de l’âme ». Toujours en guise d’introduction, il importe également de souligner un aspect fondamental de cette expérience du désir que le nom hébreu des Tarchichim met déjà naturellement en exergue : il s’agit du mot Elohim. Nous avons été tentés, dans un premier temps, d’y substituer une autre appellation traditionnelle puisque les anciens désignaient également ce chœur angélique du nom de Tarchichim. Nous y reviendrons d’ailleurs ultérieurement, car cette dénomination est également porteuse de sens. Mais nous avons reconsidéré la première appellation, celle d’Elohim, que nous avions jugée a priori comme une source de confusion (ce nom étant aussi celui qui désigne, comme nous le savons, la dimension immanente de l’Ineffable) en l’ayant traitée avec trop de hâte et de superficialité. En effet, ce nom est profondément révélateur quant à l’origine et à la nature profonde du désir. Permettez-nous, à ce titre, de vous raconter une histoire particulièrement éclairante. Un jour d’été, au temps de la moisson, saint Bernard revint d’un voyage. Voyant de loin son abbaye, ces mots du psalmiste s’imposèrent à son esprit :

 

« Voici la génération de ceux qui cherchent le Seigneur ».

– Psaume 24 (23), 6.

 

Et ce sont ces mots que le saint abbé commenta à ses moines dès qu’il les eut rejoints : « “De ceux qui le cherchent ou de ceux qui le possèdent ? Que dirais-je ? De ceux qui le possèdent et tout en même temps le cherchent : car, à moins de le posséder, ils ne pourraient le chercher […]. Engendrés par le Verbe, ils possèdent le Verbe. Or le Verbe n’est-il pas le Seigneur ? Écoute Jean : “Et le verbe était Dieu.” Que recherche donc de plus la génération de ceux qui possèdent le Seigneur ? […] Et à vrai dire, sans le chercher, il se peut qu’on puisse le posséder mais sans le posséder il est absolument impossible de le chercher. D’ailleurs, c’est bien d’elle-même que la Sagesse parle en ces termes : “Qui me mange aura encore faim” (Si XXIV, 21). Il est assez puissant pour s’offrir même à celui qui ne le cherche pas, puisque – nous l’avons montré ci-dessus – à partir du comble de sa grâce et de sa bénédiction pleine de tendresse, il cherche et prévient ceux qui ne sont pas encore capables de le chercher. Mais personne, avant de le posséder, n’est en mesure de le chercher ; il le dit lui-même : “Nul ne vient à moi si mon Père ne l’attire” (Jean VI, 44). Il est donc présent, Celui qui attire, mais d’une certaine manière, il n’est pas encore présent, puisqu’il n’attire à nul autre qu’à lui. De fait, jamais et nulle part, le Père n’est présent par la foi sans le Fils pour attirer à le voir.” « Chercher afin de trouver : voilà bien ce qu’est, pour une large part, la vie humaine sur la terre. Et il arrive, par bonheur, qu’on trouve ce que l’on cherchait. Le paradoxe, avec Dieu, c’est que, à le chercher, on se rend compte qu’on l’a trouvé, qu’on le “possède” (si l’on peut dire). Mais d’abord que lui nous a trouvés et rejoints en Jésus. Chercher parce qu’on a trouvé : c’est une parfaite contradiction, humainement parlant. Mais c’est l’incroyable vérité (croyable pourtant !) Quand il s’agit de Dieu. Les Pères de l’Église ont aimé le dire : saint Augustin, saint Grégoire le Grand… Et, à leur suite, Bernard le redit ici de manière magnifique. « À me ressentir si radicalement désir – désir toujours prêt à s’investir dans n’importe quoi, mais alors désir bientôt déçu -, à me ressentir si profondément désir immense, désir de tout, ne puis-je pas pressentir que le désir est en moi comme la trace, le signe en creux de Celui qui m’a créé ? Et si maintenant mon désir, qui est spontanément désir tous azimuts et désir égocentrique, rencontre le Christ, si je me laisse réengendrer par sa parole, dans la foi et le baptême, que deviendra ce désir que je suis ? – Quête de ce Seigneur qui m’a cherché, par qui je me suis laissé trouver et en qui j’ai reconnu Dieu, source de ce désir, et seul capable de le combler un jour.

« Car, pour le moment, je ne rencontre pas Dieu directement, je ne le vois pas de mes yeux, je n’en fais pas l’expérience immédiate. Et je ne pourrais conclure qu’il est absent : absent du monde, absent de ma vie. Non : c’est le temps de la foi et de l’espérance, le temps d’une rencontre déjà, mais indirecte, le temps d’une expérience, mais médiate. Je cherche Dieu et, ce faisant, je fais l’expérience qu’il m’est présent dans cette quête même. Car venir à Dieu, c’est forcément éprouver l’attirance qu’est le Christ. À défaut de le rencontrer devant moi objectivement, je le découvre derrière moi pour ainsi dire, et subjectivement : il est présent dans le mouvement de ma quête et l’attirance que je ressens ; présent dans la conversion de mon désir. N’est-ce pas merveilleux ? Oui. N’est-ce pas terrible ? Oui. Terrible comme exigence spirituelle, quand je sais combien le désir en moi demeure pluriel, changeant, intermittent, distrait par la première idée, happé par la moindre sensation, fuyant ce qui est difficile. Aussi faut-il que la prière vienne incessamment redonner forme à ce désir, qu’elle demande à Dieu de me donner faim de lui, qu’elle vive l’eucharistie comme l’occasion de creuser cette faim, qu’elle supplie le Christ de m’attirer à sa suite. C’est bien d’ailleurs la conclusion de Bernard : “Cette course, en effet, ne relève pas des possibilités humaines, c’est la droite de Dieu qui en déploie la force (Psaume 117, 16), aussi vous faut-il sans cesse crier vers lui : “Entraîne-moi à ta suite ; nous courrons à l’odeur de tes parfums (Cantique I, 4).”

« Mais n’est-ce pas aussi merveilleux ? Oui : à la mesure de sa terrible exigence, cette quête de Dieu est joie, allégresse et preuve (pour ainsi dire) de sa présence : “Comment donc mon esprit maintenant n’exulterait-il pas de joie (Luc I, 47) ? Comment ne serait-il pas transporté d’une allégresse infinie, parmi cette génération de ceux qui cherchent le Seigneur ? Car c’est un témoignage très crédible d’une sagesse déjà abondamment goûtée, que d’en éprouver une faim si violente. Oui, pour moi c’est une preuve absolument certaine et un indice indubitable : vous le possédez puisque vous le cherchez ainsi, et il habite en vous, puisqu’il vous attire à lui avec tant de force.” ».

– Émery, Pierre-Yves, Prier 15 jours avec saint Bernard ou la conversion du désir, Nouvelle Cité, Montrouge (France), 1995.

 

Ainsi donc, la présence immanente de l’Ineffable en moi (celle que désigne le mot Elohim) est également appel à la transcendance que je ne connais pas encore, mais qui s’inscrit en creux dans la trame même de mon être. Quant au nom תרשישים Tarchichim (TaV –ReISh – ShIN –YoD –ShIN –YoD– MeM), également révélateur de la mission des Elohim Malkhi, il s’agit de la forme plurielle du mot Tarshish (TaV –ReISh – ShIN –YoD –ShIN) dont nous pouvons extraire le terme shîr [ShIN –YoD – ReISh) désignant « le chant ». Or le chant fut toujours, dans sa dimension la plus sacrée, étroitement lié à un désir de plénitude. À ce titre d’ailleurs, la lettre TaV , dans le mot Tarshish, est apposée aux trois lettres ReIShShIN et YoD formant le mot « chant ». Dernière lettre de l’alphabet hébreu, elle évoque justement la fin des temps marquant l’instauration d’un nouvel ordre des choses où le Créateur et Sa créature s’uniront, chacun participant désormais de manière plénière à la réalité de l’autre. Le livre de l’Apocalypse nous en fait une description éloquente :

 

« Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle – car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer, il n’y en a plus. Et je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu ; elle s’est faite belle, comme une jeune mariée parée pour son époux. J’entendis alors une voix clamer, du trône : “Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu. Il essuiera toute larme de leurs yeux : de mort, il n’y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé. Alors, Celui qui siège sur le trône déclara : “Voici, je fais l’univers nouveau.” Puis il ajouta : “Écris : Ces paroles sont certaines et vraies.” “C’en est fait, me dit-il encore, je suis l’Alpha et l’Oméga [« l’ALePh et le TaV » selon la version d’André Chouraqui], le Principe et la Fin ; celui qui a soif, moi je lui donnerai de la source de vie, gratuitement. Telle sera la part du vainqueur ; et je serai son Dieu, et lui sera mon fils.” ».

– Apocalypse XXI, 1-7.

 

Ainsi, le mot shîr (ShIN –YoD – ReISh), que nous avons extrait du terme Tarshish (TaV –ReISh – ShIN –YoD –ShIN), s’inscrit bien dans une quête de plénitude, exprimant ce désir que tout homme ressent au plus profond de son cœur: celui de s’unir à Dieu et d’accéder à un état de communion intime et indicible avec Lui (un état incarné par la lettre TaV). Dans la même perspective, il est intéressant de remarquer que ce même terme (ShIN –YoD – ReISh), lorsqu’il est prononcé shayar, désigne le « voyageur ». Or tout voyageur répond également à un désir de s’affranchir d’un lieu donné pour se porter vers un au-delà.

Ainsi, « le voyage exprime un désir profond de changement intérieur, un besoin d’expériences nouvelles, plus encore que de déplacement local. Selon Jung, il témoigne d’une insatisfaction qui pousse à la recherche et à la découverte de nouveaux horizons. ».

– Chevalier, Jean, Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des Symboles, op. cit.

 

Évidemment, comme pour le chant, ce voyage s’inscrit dans une quête de plénitude évoquée par la lettre TaV.

À ce titre d’ailleurs, il est éloquent de constater que le nom hébreu Tarshish est également celui d’une région (prononcée Tarsis) assimilée aux contrées lointaines d’Afrique ou d’Asie Mineure. Ainsi, Dieu déclare au prophète Isaïe :

 

« Mais moi je viendrai rassembler toutes les nations et toutes les langues, et elles viendront voir ma gloire. Je mettrai chez elles un signe et j’enverrai de leurs survivants vers les nations : vers Tarsis, Put, Lud, Méshek, Tubal et Yavân, vers les îles éloignées qui n’ont pas entendu parler de moi, et qui n’ont pas vu ma gloire. ».

– Isaïe LXVI, 18-19.

 

Plus précisément encore, Tarsis représentait, pour le peuple hébreu, l’extrémité occidentale du monde connu. En effet, « seuls des vaisseaux de haut bord étaient capables de s’y rendre. Salomon, le roi prestigieux, possédait une flotte de ce gabarit ; à l’instar du grand roi, Josaphat de Juda, un siècle plus tard, prétendit lui aussi à sa “flotte de Tarsis” ; mais ses vaisseaux se fracassèrent, en châtiment, ajoute le Chroniste moralisateur, parce que Josaphat s’était allié à l’impie Ochozias, roi d’Israël. À bord de ces navires, on ramenait l’or, l’argent, les ivoires, les animaux étranges tels les singes et les paons, les métaux rares comme le fer, l’étain et le plomb. >>.

– Gérard, André-Marie, Dictionnaire de la Bible, Robert Laffont, Paris, 1989.

 

En ce sens, les souverains se rendaient donc à Tarsis pour satisfaire leur désir de beauté (un désir s’inscrivant dans une dynamique de communion aux réalités divines sans quoi il conduirait l’homme à sa propre perte à l’image de Josaphat). Nous voyons ainsi se dessiner de manière tout à fait évidente la fonction des Tarshishim, nous amenant à donner libre cours à l’expression de notre désir de plénitude (celui-ci se manifestant notamment à travers une quête de beauté et d’harmonie).