Ils correspondent sur l’arbre de vie au quinzième sentier (Chokmah – Tiphereth) que les hermétistes associent à la Conscience stabilisante (Sekhel Maamid). Certains auteurs ont également traduit ce terme par l’expression Intelligence Constituante. Les commentateurs du Sepher Yetzirah nous rapportent, quant à eux, que « le quinzième sentier est l’Intelligence Constituante appelé ainsi car il constitue la substance de la Création dans les ténèbres pures et les hommes ont parlé des contemplations ; c’est de ces ténèbres qu’il est dit dans l’Ecriture
« il fit des ténèbres profondes ses langes »
– Job XXXVIII, 9
Selon la tradition hermétique, il est plus précisément encore un haut lieu alchimique où nous nous trouvons pleinement investi par le souffle divin qui, ordonnant chaque facette de notre être selon la volonté de l’Esprit, nous permet de retrouver progressivement la ressemblance que nous avions autrefois avec notre Créateur. En effet,
« Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, »
– Genèse I, 26
L’homme perdit cette ressemblance en se séparant de son Créateur, ne conservant après la Chute que l’image. Ainsi, saint Bernard de Clairvaux affirme dans son sermon sur l’Annonciation :
« L’image et la ressemblance divines coïncidaient dans le premier homme avant le péché originel. Mais leur coïncidence n’a point persisté après le péché. L’image est demeurée intacte, mais la ressemblance initiale est perdue. L’homme est, après le péché originel dans la défiguration de la dissemblance, tout en conservant l’image. ». –
Saint Bernard, Sermons pour l’année, traduction, introduction, notes et index par Pierre-Yves Emery, Brépols, Taizé, 1990.
Cette affirmation est d’ailleurs très éloquente car elle nous rappelle que l’homme est en quelque sorte un miroir qui réfléchit la puissance divine dans le monde d’en bas. Avant la Chute, cette réflexion était parfaite alors qu’après, le miroir devint déformant.
En nous laissant totalement investir par le souffle divin, nous qui cheminons sur ce sentier rétablissons donc peu à peu la coïncidence entre l’image et la ressemblance. En d’autres termes, notre être tout entier redevient peu à peu parfaitement conforme à son essence profonde, la dimension originelle dont il s’était détourné au moment de la Chute. Ainsi, ce sentier est relié à l’incarnation progressive de l’homme nouveau, si cher à l’apôtre Paul. L’Ancien Testament faisait d’ailleurs déjà allusion à ce concept, dans le premier livre de Samuel notamment. En effet, Samuel y déclare à Saül :
« Alors l’esprit de Yahvé fondra sur toi, tu entreras en délire avec eux (une troupe de prophètes) et tu seras changé en un autre homme (un homme nouveau) ».
– 1 Samuel X, 6.
Nous retrouvons donc ce souffle divin (« l’esprit de Yahvé ») investissant l’être humain pour l’illuminer et le régénérer.
Toutefois, c’est certainement dans les écrits de l’Apôtre que ce concept d’homme nouveau prend toute son importance, A ce sujet, il émit en effet dans son épître aux Ephésiens :
« il vous faut abandonner votre premier genre de vie et dépouiller le vieil homme qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes, pour vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement et revêtir l’homme Nouveau qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de tu vérité ».
– Ephésiens IV, 22-24.
Ainsi, l’homme nouveau est celui « qui a été » créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité ». C’est encore. à cet homme nouveau que se réfère l’Apôtre lorsqu’il écrit :
« Qu’Il [Dieu] daigne selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre avec tous les saints, ce qu’est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la Plénitude de Dieu ».
– Ephésiens III, 16-19.
L’homme nouveau est donc l’homme primordial qui, animé par l’amour véritable, le rayonne pleinement tout autour de lui, étant alors conscient de « ce qu’est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur » de la puissance Divine.
Plus encore, par cet amour qu’il rayonne, il transforme également peu à peu le monde tout entier en un véritable corps mystique appelé
« Nouveau Israël »
– Galates VI, l6
« Nouveau Peuple de Dieu »
– Pierre II, 10.
Ou encore « Eglise >>.
– Galates I, l3.
Cette dernière expression est d’ailleurs particulièrement intéressante car elle est issue du mot grec ekklésia (« assemblée »), généralement employé pour traduire le terme hébreu qahal signifiant littéralement « convocation » (celle du peuple appelé à se rassemble sur l’ordre de Dieu et des chefs choisis par lui). Ainsi, l’Eglise désigne l’assemblée de chrétiens (des hommes nouveaux) qui, répondit à l’appel (â la convocation) de Dieu, sont réunis pour ne former qu’un seul corps (un corps mystique).
L’apôtre Jacques emploie d’ailleurs dans son épître un autre mot grec pour désigner l’assemblée des chrétiens :
sunagôgé .
– Jacques II, 2.
Ordinairement réservé à la religion juive, ce terme a cependant un sens très voisin du mot ekklésia puisqu’il évoque à la fois l’action de réunit et le résultat de cette action (c’est-à-dire l’assemblée, réunie).
Quoiqu’il en soit, nous retrouvons bien dans le mot « Eglise » le mouvement de réconciliation amorcé par l’homme nouveau en vue de rétablir au sein même de la création la coïncidence entre l’image et la ressemblance. Le monde se transforme alors en un véritable corps mystique incarnant le corps de Dieu qui se fait chair. A propos de ce corps mystique, l’apôtre des Gentils est à nouveau très explicite :
« De même, en effet, que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ. Aussi bien est-ce en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés en un seul corps, Juifs ou Grec, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul Esprit, Aussi bien le corps n’est-il pas un seul membre, mais plusieurs. Si le pied disait: « Parce que je ne suis pas la main, je ne suis pas le corps », il n’en serait pas moins du corps pour cela, Et si l’oreille disait: « Parce que je ne suis pas l’œil, je ne suis pas du corps », elle n’en serait pas moins du corps pour cela. Si tout le corps était œil, où serait l’ouïe ? Si tout était oreille, où serait l’odorat ? Mais, de fait, Dieu a place les membres, et chacun d’eux dans le corps, selon qu’il a voulu, Si le tout était un seul membre, où serait le corps ? Mais, de fait, il y a plusieurs membres, et cependant un seul corps. L’œil ne peut donc dire à la main: « Je n’ai pas besoin de toi », ni la tête à son tour dire aux pieds: « Je n’ai pas soin de vous ». « Bien plus, les membres du corps qui sont tenus pour plus faibles sont nécessaires; et ceux que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d’honneur, et ce que nous avons d’indécent, on le traite avec le plus de décence; ce que nous avons de décent n’en a pas besoin. Mais Dieu a disposé 1e corps de manière à donner davantage d’honneur à ce qui en manque, pour qu’il n’y ait point de division dans le corps mais qu’au contraire les membres se témoignent une mutuelle sollicitude. Un membre souffre-t-il ? Tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il à l’honneur ? Tous les membres se réjouissent avec lui. Or vous êtes le corps du Christ, et membre chacun pour sa part. ».
– 1 Corinthiens XII, 12-27
Comme toutes les dimensions de l’arbre de vie ce quinzième sentier peut également être maléficié. Il entraîne alors un enfermement du souffle divin et son assujettissement aux forces de l’ego. Il en résulte évidemment différentes formes de manipulations, l’individu focalisant alors tous ses efforts pour s’approprier la puissance créatrice afin de satisfaire son instinct de pouvoir. C’est le sentier de la magie noire reposant sur des rites de conjuration par lesquels l’homme ordonne et commande aux puissances d’en haut, aliénant ainsi le souffle de l’Esprit pour le conformer à ses propres attentes.
Dans les textes bibliques, l’exemple de Simon le magicien est fort éloquent à ce titre (son nom servira même à désigner le trafic des choses saintes : la « simonie »). En effet,
« Quand Simon vit que l’Esprit Saint était donné par l’imposition des mains des apôtres, il leur offrit de l’argent. « Donnez- moi dit-i1, ce pouvoir à moi aussi : que celui à qui j’imposerai les mains reçoive l’Esprit Saint ». Mais Pierre lui répliqua : « Périsse ton argent, et toi avec lui, puisque tu as cru acheter le don de Dieu à prix d’argent ! Dans cette affaire il n’y a pour toi ni part ni héritage, car ton cœur n’est pas droit devant. Dieu. Repens-toi donc de ton mauvais dessein et prie le Seigneur : peut-être cette pensée de ton cœur te sera-t-elle pardonnée ; car tu es, je le vois, dans l’amertume du fiel et les liens de l’iniquité », ».
– Actes VIII, 18-23
Cet épisode met très clairement en exergue cette volonté de posséder le don de Dieu en vue de l’utiliser à des fins personnelles. Or le souffle divin (l’amour) ne peut être acheté puisqu’il est essentiellement gratuit.
Pire encore, en voulant s’approprier le souffle de l’Esprit pour satisfaire ses propres pulsions égocentriques, l’individu contribue alors à maintenir son état de dissemblance avec le Créateur. En effet, cette pulsion d’appropriation accentue davantage encore son état de repliement sur soi-même, un état contraire à toute expression de l’amour, la seule force véritable capable de rétablir la ressemblance. II entre alors dans le jeu des forces régressives de l’involution dont l’ultime finalité est de maintenir et de développer l’état de division profonde entre ha création et son Créateur. En outre, cet instinct d’appropriation face aux réalités de L’esprit suscite bien souvent une inflation de l’ego générant alors une véritable mégalomanie spirituelle. Dès lors, l’individu se persuade qu’il est le seul maître de la vie. Il en arrive même parfois à croire que rien n’existe en-dehors de sa propre volonté. Il tente alors, par tous les moyens, d’acquérir divers pouvoirs afin de mieux maîtriser le monde. Or la tradition initiatique est très claire en ce domaine : ces pouvoirs constituent un piège sur le chemin de la libération et ils ne doivent en aucun cas être recherchés pour eux-mêmes.
Considérant ce qui précède, il, est aisé de comprendre qu’en cheminant sur ce sentier maléficié, loin de se réunir pour ne former qu’un seul corps (un corps mystique), les individus demeurent au contraire profondément repliés sur eux-mêmes, chacun revendiquant se propres privilèges même si cela se fait au détriment d’autrui. Aucun rapport de communion n’est donc possible et un esprit de dissociation règne forcément entre les êtres. Pour reprendre l’image éloquente du corps employée par saint Paul, c’est l’œil qui déclare à la main : « Je n’ai pas besoin de toi. » ou la tête qui dit aux pieds : « Je n’ai pas besoin de vous ». Chaque réalité n’étant plus ordonnée à sa place légitime, la création se transforme évidemment en un ensemble confus d’éléments anarchiques tendant à se dissocier les uns des autres, même au risque d’entraîner une désintégration de la structure à laquelle ils appartiennent.