LE SENTIER KETHER – TIPHERETH

La lettre GiMeL et l’ Ange SERAPHIN MeHaSh (YaH) correspondent sur l’arbre de vie au treizième sentier (Kether-Tiphereth) que les hermétistes associent à la Conscience de cohésion de l’unité (Sekhel Manhig ha’ hdouth). Certains auteurs ont également traduit ce terme par l’expression Intelligence Unifiante. Les commentateurs du Sepher Yetzirah nous rapportent, quant à eux, que «le treizième sentier est appelé l’Intelligence Unifiante, et on l’appelle ainsi, car il est lui-même l’essence de la Gloire; il est la perfection de Vérité des choses spirituelles individuelles. ».

Selon la tradition hermétique, ce sentier correspond essentiellement à la quête du moi personnel (symbolisé par Tiphereth) cherchant à se relier directement à son origine divine (évoquée par Kether). En d’autres termes, il est un lieu de sevrage, au sens où nous venons de le préciser, nous amenant à ne plus nous nourrir des ressources que le monde profane nous propose en accédant progressivement à nos ressources intérieures. Cependant, ce sevrage constitue toujours une étape difficile sur le sentier de l’initiation. Pensons, à titre d’exemple, à l’histoire des Hébreux qui, ayant quitté l’Egypte (symbolisant un état de conscience dominé par l’ego personnifié par Pharaon) pour se meure en quête de la Terre promise (représentant un état d’être différent associé étroitement aux réalités divines) protestèrent contre Moïse, lui reprochant de les avoir fait entreprendre une expédition périlleuse:

« Que ne sommes-nous morts de la main de Yahvé au pays d’Égypte, quand nous étions assis auprès de la marmite de viande et mangions du pain à satiété ! A coup sûr, vous nous avez amenés dans ce désert pour faire mourir de faim toute cette multitude. » – Exode XVI, 3. 8

Devant le désarroi des Israélites, le texte biblique rajoute même que Yahvé leur déclara par l’intermédiaire de Moïse:

«Se vais faire pleuvoir pour vous du pain du haut du ciel. Les gens sortiront et recueilleront chaque jour leur ration du jour. ». – Exode XVI, 4

Ainsi, ce peuple apprit, non sans douleur, la difficile leçon consistant à abandonner les ressources profanes (les marmites de viande du pays d’Égypte) pour se tourner dorénavant vers une nourriture spirituelle (le pain tombant du ciel). Or cette douleur du peuple hébreu illustre bien l’angoisse qui étreint celui qui chemine sur le treizième sentier. En effet, les biens et les valeurs qui le sustentaient jusqu’alors ne lui sont désormais plus accessibles. Pour ne pas mourir, il devra donc apprendre à puiser à une autre source (celle de l’esprit) mais ceci exigera d’importantes transformations au niveau de sa conscience. Ainsi, il ne pourra plus accéder à sa nourriture par ses propres moyens mais il devra apprendre à l’accueillir selon le bon vouloir de celui qui l’offre (de Dieu). En d’autres termes, cette nourriture nouvelle ne saurait être assujettie à un quelconque instinct d’appropriation. Plus encore, offerte par Dieu (l’Insaisissable), elle ne pourra en aucun cas être saisie et devra seulement être reçue avec reconnaissance.

Ainsi, Moïse interdit au peuple hébreu de ramasser ce pain tombé du ciel pour le mettre en réserve. Toutefois,

« certains n’écoutèrent pas Moïse et en mirent en réserve jusqu’au lendemain matin, mais les vers s’y mirent et cela devint infect. Moïse s’irrita contre eux. Ils en recueillirent chaque matin, chacun selon ce qu’il pouvait manger, et quand le soleil devenait chaud, cela fondait. ». – Exode XVI, 20-21

 Autrement dit, le peuple hébreu ne devait pas conserver ce pain mais, après s’en être nourri, le laisser sur le sol. Or c’était là une attitude fort difficile à adopter, le moi personnel étant toujours fondamentalement animé par son instinct de survie. En outre, lorsqu’ils virent pour la première fois ce pain tombe du ciel, les Hébreux furent très étonnés.

C’était « quelque chose de menu, de granuleux, de fin comme du givre sur le sol. Lorsque les Israélites virent cela, ils dirent l’un à l’autre: Qu’est-ce cela ? ». – Exode XVI, 14-15

Depuis ce jour, cette interrogation « Qu’est-ce cela ? », Man hou en hébreu, donna le nom à ce pain tombé du ciel, « la manne ». Ainsi, le peuple hébreu ne nomma pas cette nourriture providentielle et conserva, tout au cours des quarante ans que dura son passage au désert, l’interrogation sans réponse « Qu’est-ce cela ? ».

Dans la théologie mystique, ce treizième sentier est admirablement illustré dans les écrits de saint Jean de la Croix alors qu’il tente de définir ce qu’il nomme la seconde nuit obscure. A ce propos, il écrivit qu’il s’agit d’une

« Influence de Dieu en l’âme, qui la purifie de ses ignorances et de ses imperfections habituelles… Dieu enseigne l’âme en secret et l’instruit en perfection d’amour, sans qu’elle fasse rien ni ne sache comment est cette contemplation infuse. Parce que c’est une sagesse de Dieu amoureuse, c’est Dieu qui fait les principaux effets en l’âme, car, en la purifiant et l’illuminant, II la dispose pour l’union d’amour avec Lui. D’où vient que la même sagesse amoureuse qui purifie les esprits bienheureux, les illustrant, est celle qui purifie l’âme ici et l’illumine. ». – Jean de la Croix, Œuvres complètes

Nous pouvons assez facilement associer à cette sagesse amoureuse de Dieu ce pain tombé du ciel dont les Hébreux tirèrent leur subsistance durant leur longue marche à travers le désert, c’est-à-dire ces ressources spirituelles dont nous devons désormais apprendre à nous nourrir. Plus encore, nous avons affirmé que le sevrage induit par le treizième sentier constitue pour nous une étape fort difficile. Or saint Jean de la Croix insiste sur la souffrance de l’âme provoquée par cette seconde nuit obscure. En effet, en raison du fait que la sagesse amoureuse de Dieu

« investit l’âme afin de la renouveler pour la faire divine – la dépouillant des affections habituelles et propriétés du vieil homme auquel elle est fort unie, collée et conformée – elle brise et défait de telle façon la substance spirituelle, l’absorbant en une profonde et abyssale obscurité, que l’âme se sent consommer et fondre à la vue de sas misères par une cruelle mort d’esprit; de même que si, une bête l’ ayant avalée, elle se sentait digérée dans son ventre ténébreux souffrant les mêmes angoisses que Jonas dans le ventre de cette bête marine. Car il faut qu’elle soit clans ce tombeau de mort obscure pour la résurrection spirituelle qu’elle attend. ». – Jean de la Croix, Œuvres complètes

Comme toutes les dimensions de l’arbre de vie, ce treizième sentier peut être également maléficié. II nous conduit alors à rechercher une nourriture spirituelle alors que nous ne sommes pas encore sevrés, que nous n’avons pas encore su gérer dans une juste mesure les ressources profanes du monde.

En réalité, cette recherche spirituelle masque alors une attitude de fuite, n’ayant jamais réussi à assumer pleinement notre condition humaine. Déçus par la vie qui ne nous avons pas valorisé, nous tenterons alors de nous réfugier dans la religion ou la spiritualité, croyant y trouver une forme d’expression nous convenant mieux et susceptible de combler ses frustrations intérieures. Dans certains cas, notre  démarche spirituelle se teintera dès lors d’un goût malsain pour une ascèse négative faite de privations, de mortifications et d’humiliations de toutes sortes.

En ce sens, nous adopterons bien souvent une fausse humilité, cherchant à cultiver une image dévalorisante de nous-mêmes afin, croyons-nous, de pouvoir mieux nous valoriser aux yeux de Dieu.  Dans d’autres cas, nous aurons même la conviction intime que nous sommes un « élu » possédant certains pouvoirs le démarquant de la masse et nous hissant au statut de «maître ». En ce cas, nous sombrerons assez rapidement dans le complexe du gourou.

Quoiqu’il en soit, nous aborderons toujours les réalités de l’esprit en cherchant à nous les approprier pour ainsi satisfaire des désirs égoïques auxquels nous demeurerons profondément attachés. Or  c’est précisément cette attitude que Moïse dénonça face aux Israélites qui cherchaient à mettre en réserve du pain tombé du ciel. Toutefois, les vers se mirent dans le pain ainsi conservé et il devint infect.

En d’autres termes, en voulant s’approprier des réalités qui, en raison de leur nature, sont ontologiquement insaisissables, l’individu les pervertit, les rendant du même coup impropres à le sustenter. Cette attitude est donc toujours une source d’insatisfaction. Nous pourrions d’ailleurs comparer cette situation au supplice des Danaïades. En effet, ces filles du roi Danaos parvinrent, grâce à leur beauté, à séduire leurs cousins et à les tuer sur ordre de leur père. Toutefois, après leur mort, elles furent expédiées au Tartare et condamnées à remplir d’eau un tonneau sans fond. Sur un plan symbolique, nous savons que l’eau représente les ressources de l’esprit mises à la disposition de celui qui s’est éveillé aux plans intérieurs. Quant au tonneau, il évoque la dimension féminine de l’homme (son âme) à la fois réceptive et passive. Ainsi, placée sous le joug du moi personnel (personnifié par le roi Danaos) et de ses pulsions instinctuelles (personnifiées par les Danaïades, filles du roi Danaos), l’âme devient un véritable tonneau percé qui tente vainement de combler sa vacuité intérieure en voulant saisir des ressources spirituelles qui, sitôt mises en son contact, disparaissent.