LE SENTIER BINAH – GEBURAH:


La lettre CheTh et l’Ange Trône PeHiL (YaH) correspondent sur l’arbre de vie au dix-huitième sentier (Binah-Geburah)) que les hermétistes associent à la Conscience de la demeure de l’influx (Sekhel Beit Hashefa). Certains auteurs ont également traduit ce terme par l’expression Intelligence de la Maison de l’Influence. Les commentateurs du Sepher Yetsirah nous rapportent, quant à eux, que « le dix-huitième sentier est appelé l’Intelligence de la Maison de l’Influence (par sa grandeur, l’abondance de l’influx des bonnes choses sur les êtres créés est augmentée) et de son sein sont extraits les arcanes et les sens cachés qui habitent en son ombre et qui y restent étroitement unis pour la Cause de toutes les causes. ».

Selon la tradition hermétique, ce sentier est celui de l’accession au « moi des profondeurs » (pour reprendre un terme cher à la psychanalyse), cette dimension intérieure de l’être (ce sanctuaire) où la conscience, se détournant des réalités du monde extérieur, pénètre dans les sphères de l’esprit pour y rencontrer Dieu,

« Celui qui nous est plus intime que nous-même » – Saint Augustin, Confessions, traduction d’Armand Dandily, collection Folio, Gallimard, Paris, 1993.

comme l’affirment certains mystiques à la suite de saint Augustin, ou encore Celui « qui est à la fois intérieur au plus intime et supérieur au sommet de moi-même. ».

Certes, ce sentier implique pour celui qui souhaite l’emprunter une grande ascèse qui n’est cependant pas privation.

En effet, « l’homme n’a pas besoin d’un dolorisme supplémentaire; cilice, chaîne, flagellation, risqueraient de le briser inutilement. La mortification serait la libération de tout besoin de doping: vitesse, bruit, excitants, alcools de toutes sortes. L’ascèse serait plutôt le repos imposé, la discipline du calme et du silence, périodiques ou réguliers, où l’homme retrouve la faculté de s’arrêter pour la prière et la contemplation, même au cœur de tous les bruits du monde, et surtout d’entendre la présence des autres. Le jeûne, à l’opposé de la macération que l’on s’inflige, serait le renoncement au superflu, son partage avec les pauvres, un équilibre souriant. ». – Evdokimov, Paul, Les âges de la vie spirituelle, préface d’Olivier Clément, Desclée de Brouwer, Paris, 1995.

En fait, nous l’avons compris, ce sentier nous invite à ne plus focaliser notre conscience sur ce qui s’exprime au-dehors (dans le monde extérieur), nous retirant ainsi de l’illusion du monde (la maya) pour nous placer en relation avec les réalités intérieures, établissant dès lors un rapport intime avec Dieu. Il nous révélera ainsi « les arcanes et les sens cachés qui habitent en notre ombre » pour reprendre les mots de certains commentateurs du Sepher Yetsirah à propos du dix-huitième sentier. En d’autres termes, Il nous instruira, à un premier niveau, sur notre véritable nature et, à un second niveau, sur ce que nous sommes appelés à vivre. Cette expérience associée au dix-huitième sentier fait d’ailleurs étrangement écho à celle du sommeil au cours duquel

« Dieu parle tantôt d’une manière, tantôt de l’autre et l’on n’y prend point garde, il parle par des songes, par des visions nocturnes, quand les hommes sont livrés à un profond sommeil, quand ils sont endormis sur leur couche. Alors il leur donne des avertissements, il met le sceau à ses instructions afin de détourner l’homme du mal et le préserver de l’orgueil. >>. – Job XXXIII, 14-17.

Dans la tradition amérindienne, le sommeil est également une occasion d’entendre la voix du Grand-Esprit et de communiquer avec lui. En effet, « c’est souvent pendant le sommeil que surviennent les visions les plus puissantes. Ce ne sont pas des rêves ordinaires, au contraire: les visions sont bien plus réelles et plus fortes que les rêves; elles ne viennent pas de nous, mais du Grand-Esprit. La première fois que nous implorons, il se peut que nous ne recevions aucune vision ou aucun message, mais nous pouvons essayer souvent; car nous ne devons pas oublier que le Grand-Esprit est toujours prêt à aider ceux qui le cherchent avec un cœur pur. Bien entendu, beaucoup dépend de la nature de celui qui implore, de son degré de purification et de préparation. >>. – Elan Noir, Les Rites secrets des Indiens sioux, texte recueilli et annoté par Joseph Epes Brown, traduit par Frithjof Schuon et René Allard, Éditions Le Mail, Paris, 1992.

Or le sommeil n’est-il pas précisément un processus d’intériorisation, la conscience cessant alors tout rapport d’échange et de communication avec l’extérieur pour s’orienter vers les mondes intérieurs ?

Certes, en se retranchant ainsi à l’intérieur de nous-mêmes (à l’intérieur de nos barrières ou de nos limites pour reprendre l’image de l’idéogramme associé à la lettre CheTh), nous pourrions paraître, aux yeux du profane, adopter une attitude de fuite face à la réalité.

« Mais interrogez-le. Il vous dira, s’il lui plaît de répondre, que le retranché c’est vous, que vous avez des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre, que le monde des apparences vous égare et vous aveugle, et qu’il convient, pour atteindre aux seules réalités, de vous en libérer. >>. – Michel, Aimé, Le Mysticisme, l’homme intérieur et l’ineffable, Celt, Paris, 1973.

Comme toutes les dimensions de l’arbre de vie, ce dix-huitième sentier peut également être maléficié. Il nous conduit alors à refuser l’existence de notre « moi profond », cet autre en nous dont nous pressentons toutefois la réalité que nous redoutons de voir apparaître de peur de ne plus nous appartenir.

En effet, « le grand malaise dans l’homme moderne réside dans le sentiment d’une secrète dépendance envers des éléments qu’il porte au fond de son âme, qu’il ignore ou ne comprend plus, ou qu’il redoute de comprendre. Ignorant ou complice, il rend son équilibre psychique fragile, instable. >>. – Evdokimov, Paul, Les âges de la vie spirituelle, op. cit.

nous nous enfermons dès lors dans un monde totalement subjectif et illusoire qui n’entretient aucun lien avec les véritables réalités de la création. Niant notre destinée, il en résulte de lourdes tensions sur le plan psychique générant un très vif sentiment d’insécurité. Plus encore, en nous adonnant aux peurs et aux angoisses que nous éprouvons vis-à-vis de cet alter ego, nous nous tourmentons et nous dévorons nous-mêmes. Ainsi, un véritable processus d’autodestruction s’éveille en nous auquel nous ne pourrons mettre un terme qu’en rétablissant notre unicités perdue.

D’autre part, cette profonde angoisse se reflétera évidemment sur un plan extérieur. Aussi, en cheminant sur ce dix-huitième sentier maléficié nous percevons généralement le monde qui nous entoure comme profondément hostile et oppressant, craignant tout ce qui nous entoure (même notre ombre !). Nous tenteront évidemment de déployer tous nos efforts afin de nous affranchir de cette crainte, mais en vain. En effet, refusant d’instaurer une véritable unité intérieure, nous ne bénéficierons pas de l’extraordinaire fécondité qui en résulte: tous ses efforts demeurant stériles et vains.

Plus encore, nous sentant totalement limité dans un milieu qui nous est étranger (une projection extérieure de « l’étranger » que nous portons en nous) et dont nous n’arrivons pas à s’extraire (« à sauter la barrière »), nous sombrerons bien souvent dans un profond fatalisme. Désabusés, nous pourrions alors refuser de poursuivre tout effort, nous repliant dans une solitude mortifère en nous laissant porter à la dérive, sans espoir de salut. Dans un relent d’énergie, il nous arrivera parfois de maudire le monde qui nous entoure en souhaitant sa perte même si nous devons pour cela être nous-mêmes anéanti (développant ainsi une attitude franchement suicidaire). En ce cas, notre instinct de vengeance sera généralement porté à son comble.